Cyber menaces, pénurie de composants électroniques, pouvoirs algorithmiques, réseaux sociaux et opinions … Les émissions de débat de campagne éclipsent ce qui pèse sur notre époque : les impacts sans équivalent des technologies numériques.
La campagne pour l’élection présidentielle a démarré avec les sujets récurrents qui concernent la vie et le destin des Français: inégalités sociales, crise sanitaire, dette publique, répartitions budgétaires, choix énergétiques, défense et souveraineté nationales, vie politique… Ce temps fort de réflexion collective sur des questions toutes légitimes éclipse encore ce qui plane lourdement sur notre vie citoyenne : la numérisation de nos sociétés, et l’immense place qu’ont pris les nouvelles technologies dans nos quotidiens.
Plus de 30 ans après la création d’Internet, réseau mondial ouvert basé sur le partage, on parle avec recul de révolution numérique, la révolution industrielle la plus rapide de l’Histoire, marquée par trois temps forts : la création du Web protocole « HTTP », la naissance du web social, et en dernier, l’adoption massive favorisée par le mobile.
30 ans après le début de cette révolution, l’impact est d’ordre politique, géopolitique, économique, et sociétal.
Or, la puissance technologique est un sujet souvent oublié du débat public et médiatique. J’ai regardé hier soir l’émission politique Elysée 2022 sur France 2 , qui conviait le candidat Eric Zemmour et le Ministre de l’Economie Bruno Le Maire. Il était question de débattre, bien sûr, des intérêts pour la France: intérêts socio-économiques, politiques, et de sécurité. Aucune question n’a été posée sur les enjeux technologiques et numériques.
Or, faut-il rappeler une réalité alarmante sur la sécurité économique du pays ? En 2020, le nombre de cyberattaques a été multiplié par 4 en 2020 en France, selon L’Autorité nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI). Le site Cybermalveillance.gouv.fr a enregistré une hausse de fréquentation de +155 % en 2020, dont 10 000 entreprises en demande d’assistance à la suite d’une attaque « cyber ». Faut-il également rappeler une menace sur la sécurité nationale avec le récent scandale de l’affaire Pegasus, qui a révélé une violation sur l’espionnage et la surveillance à distance des Etats ?
Par ailleurs, sur le sujet démocratique, nous commentons avec raison la position de la Chine au sujet des libertés fondamentales. Mais nous questionnons moins la classe politique française sur le système de « crédit social » rendu possible grâce à la surveillance vidéo et aux algorithmes de reconnaissance faciale. Un système chinois qui séduit d’autres Etats comme l’Inde, qui choisit elle aussi la surveillance de masse, à commencer par la ville d’Hyderabad : « Pour gérer en temps réel toutes ces infrastructures de vidéosurveillance, Hyderabad est en train de construire un gigantesque centre de commande et de contrôle capable de traiter les données de jusqu’à 600 000 caméras, y compris avec des logiciels de reconnaissance faciale », précise une enquête récente d’Amnesty International.

La France et l’Europe peuvent-ils « succomber » à la tentation d’un tel dispositif, en densifiant son réseau existant de caméras de surveillance ? Faut-il un référendum sur la mise en place de la surveillance de masse par reconnaissance faciale automatisée?
Le débat télévisé d’Elysée 2022 d’hier soir a aussi évoqué l’Europe, à quelques semaines de la future gouvernance française. Mais pas de question sur la posture de l’Europe vis à vis des GAFAM ( Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), et de l’impact des taxes milliardesques, des mesures punitives vis-à-vis des monopoles qui contrôlent une partie de la vie de 447 millions d’euro-citoyens ?
Quelle est la vision stratégique sur 15 ans de notre continent, la Chine ayant son « Plan 2049 » depuis un bon moment… ? Quelle compétitivité technologique, au-delà de l’effort légal sur la protection des données personnelles, le RGPD ?
Le débat Le Maire-Zemmour a porté sur l’économie, et la ré-industrialisation de la France. Or, aucune mention sur la pénurie des semi-conducteurs, ou composants électroniques, au centre de préoccupations mondiales industrielles. En France, on sonne pourtant l’alarme. C’est le cas de GYS, une entreprise installée en Mayenne qui fabrique des machines à souder et des batteries, et dont le patron Bruno Bouygues estime un retard vertigineux de 46 semaines au lieu de 8 pour s’approvisionner en petits composants. C’est plus qu’inquiétant. La bataille des semi-conducteurs dépasse largement le cadre de nos frontières, elle est notamment au coeur des conflits entre les blocs, et de la nouvelle guerre froide entre l’est et l’ouest, qui a pour épicentre Taïwan, là où le géant des nano-composants TSMC réside. Nous avions par ailleurs très tôt, avec Pierre Haski, décrypté le phénomène en observant la politique punitive de Trump vis à vis des acteurs technologiques chinois, pour ne pas citer Huawei.
S’il faut encore convaincre que le sujet des technologies, en premier lieu les infrastructures qui rendent possibles les technologies de rupture ( IA, blockchain, quantique…), est un enjeu qui dépasse le débat d’initiés, lisez le récent rapport de l’Irsem, L’Institut de Recherche Stratégique de l’École Militaire, premier centre d’études sur la guerre dans le monde francophone. Ce rapport détaille les opérations d’influences chinoises, et dans une grande majorité des pratiques, la technologie est partout : du rôle de TikTok et WeChat dans la manipulation des opinions publiques notamment étrangères, jusqu’aux laboratoires et fermes de contenus développés à Taïwan.
La campagne présidentielle ne doit pas éluder ces sujets de puissance technologique qui domine notre siècle et plane sur le régalien. Un éveil collectif sur ces enjeux technologiques est déterminant, à commencer par les medias et la classe politique pour qu’ils entrent enfin dans le débat public. Et, si possible, que les programmes des candidats reflètent ces enjeux d’équilibre du monde. J’y serai pour ma part attentive…
Marion Moreau